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Quand la drogue n'est plus un jeu

Le mercredi des paumés

Un reportage de Deborah Jones
Financial Post Magazine
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L'ACTUALITÉ / 15 JUIN 1996
Financial Post Magazine
 
Le mercredi des paumés

À Skid Row, au coeur de Vancouver, « le Mardi Gras ».
C’est le jour où les 15 000 assistés sociaux du coin vont chercher leur chèque.
Et c'est le party!

Un reportage de Deborah Jones
traduit par Martine Demange
 

Photo de Peter Bennet 

Le mercredi des paumés
Un reportage de Deborah Jones.

À Vancouver, cela s'appelle le Mardi gras... Le soleil se lève à peine sur une des villes les plus riches et les plus amènes du monde que déjà, à 6 h 30, des hommes envahissent par centaines l'est du centre-ville.  Devant les quatre bureaux de l'aide sociale, les queues vont s'étirer toute la journée.  Au milieu de la matinée, les premiers arrivés commencent à sortir, leur chèque à la main.  Un homme dans la trentaine bondit hors d'un bureau, saute par-dessus un parapet de béton et atterrit sur le trottoir, un mètre plus bas. « Yahou! » hurle-t-il.  Comme tous les premiers mercredis du mois, les contribuables vont injecter 4,3 millions de dollars dans la zone grise de Vancouver, la pire au Canada tant par sa violence que par le nombre d'assistés sociaux.

Dans Skid Row, tout le monde est prêt.  Dans Main Street, à quelques pas de deux bureaux d'aide sociale, un camion décharge caisses de bière sur caisses de bière au Number 5 Orange Bar and Striptease.  Ici, des vendeurs installent leur étalage de lunettes de soleil sur le trottoir imprégné d'urine.  Là, des voitures bien connues de la police, avec parfois des enfants à l'arrière, s'arrêtent, glace baissée, pour distribuer héroine ou cocaine.  Au coin de la rue, d'autres trafiquants sollicitent ouvertement les passants.
Alors que les maisons de prêts sur gages ouvrent leurs portes, un garde chargé de la sécurité prend son poste devant la Banque de Montréal, et les boutiques d'escompte, où contre une commission on peut toucher son chèque sans attendre, relèvent leurs rideaux de fer.  La police, le centre d'ambulances et l'urgence de l'hôpital ont prévu du personnel supplémentaire.  Dans les rares secteurs résidentiels, on se terre chez soi jusqu'à la fin du party..

En ce mercredi de fête et d'excès, la tension est à son paroxysme entre la faune locale et la classe moyenne, qui encercle le quartier de toutes parts et qui commence même à l'envahir.

Depuis des dizaines d'années, Skid Row est le refuge de ceux qui n'ont nulle part où aller; aujourd'hui, ils sont environ 15 000.  Il existe bien quelques îlots tranquilles et propres, mais c'est pour l'essentiel un monde inconnu de la majorité des Canadiens.  Le bas de la pente où parfois glissent des parents, des amis, des voisins, nos enfants, quand il ne s'agit pas de nous-mêmes.
 
Le jour du BS, on

distribue quelque

7500 seringues

aux drogués. On ne

sait plus s'il faut

integrer cette faune

ou... la contenir

On y trouve des assistés sociaux ontariens que leur gouvernement a persuadés d'émigrer vers un ciel plus clément, des Canadiens de toutes origines en cavale, des laissés-pour-compte de la nouvelle économie, des drogués, des chômeurs trop vieux pour trouver du travail, des prostituées au bas de l'échelle, des réfugiés sans qualifications, des gens souffrant de maladie mentale ou brisés par le souvenir d'une enfance atroce.

Skid Row a le plus bas revenu au Canada, 9000 dollars par personne, et les efforts des 180 organismes qui s'évertuent à loger, à aider, à soigner, à désintoxiquer ou à emprisonner ses habitants n'ont jamais changé grand-chose.  On ne sait même pas s'il faut tenter de les intégrer ou simplement de les contenir.  L’organisation la plus visible reste la police, qui, pour être minimalement efficace, n'y joue pas au gendarme et au voleur selon les règles habituelles.

«Police! » crie le sergent Pat Harrison, en frappant à une porte du septième étage d'un hôtel, le lendemain du «Mercredi du B S ». Curieusement, on ouvre. « Quand t'as entendu "police", tu croyais que c'était une blague, hein ? » dit Harrison à l'homme qui lui a ouvert. À l'intérieur, il y a à peine de la place pour un lit, un bureau bancal et une chaise.  Une jeune femme est courbée sur deux lignes de coke, la figure sale et les yeux ronds de surprise.  Le policier fouille rapidement la pièce, les objets personnels de la femme - porte-monnaie, sac noir bon marché, paquet de cigarettes - et découvre un billet de deux dollars roulé et maintenu par un élastique, du bicarbonate de soude dans un sac de plastique et pour à peu près 100 dollars de cocaïne dans des sachets de papier: les restes du Mercredi du BS.

Les vitres sont dégoûtantes, le couvre-lit jaune élimé et taché de sang, les murs lépreux; une odeur d'excréments flotte du corridor jusque dans la chambre. « Papiers d'identité ? » demande le sergent.  Hochements de tête négatifs.  L'affaire s'arrête là.  Les tribunaux sont déjà tellement surchargés que la police passe l'éponge sur les infractions sans gravité.

Harrison se contente de souffler gentiment sur le contenu des sachets et de petits nuages de poudre blanche disparaissent dans l'air enfumé. « S'il te plait, je suis malade.  Laisse-m'en un», supplie la femme, le visage livide sous la saleté. «Désolé, répond le policier.  Ce serait du trafic. »

En sortant, Harrison, 25 ans de service, m'explique: «Je les arrêterais si ça pouvait les empêcher de consommer ou de vendre.  Ce n'est pas le cas... L’aide ne manque pas pour des gens comme eux.  Mais il faudrait qu'ils en veuillent. »

L’hôtel est un bon exemple d'intervention ratée.  La plupart des chambres sont vides même si l'État verse 55 000 dollars par mois aux propriétaires pour qu'ils abritent des assistés sociaux incapables de gérer leurs affaires.  La police soupçonne, sans pouvoir encore le prouver, que l'hôtel rachète l'usage des chambres aux assistés sociaux pour un peu d'argent sous la table et les reloue immédiatement à d'autres!  Les propriétaires sont gagnants sur toute la ligne: c'est là de l'argent vite dépensé dans le bar du rez-de-chaussée.

La police ne ferme pas les yeux, mais cherche à s'attaquer aux causes autant qu'aux symptômes, explique Kash Heed, le policier responsable du quartier.  On s'est rendu compte, par exemple, que les pires problèmes se trouvaient dans deux des neuf bars sous surveillance.  On y vendait de la drogue et des marchandises volées, et on poussait à la consommation des gens déjà tout à fait soûls.  La police a persuadé la municipalité et le service d'incendie d'être beaucoup plus sévères en matière de permis.  Cette année, c'est au complet qu'on veut «nettoyer» certains hôtels.  Mais cela reste une goutte d'eau dans la mer.

À l'exception de l'air, de l'eau et des égouts, les habitants de Skid Row ne partagent pas grand-chose avec le reste des Vancouverois: 80 % n'ont pas le téléphone, 50 % même pas de quoi faire chauffer de l'eau, encore moins un repas.  Dans le secteur des rues Main et Hastings, de 40% à 50% des commerces sont vides, tapissés d'affiches « À vendre » ou « À louer », portes et fenêtres placardées de contreplaqué.  N'ont survécu que quelques casse-croûte, une ou deux banques avec gardes chargés de la sécurité, un petit nombre de salles de jeux vidéo et des boutiques d'escompte, tout cela à côté des 300 prêteurs sur gages et autres revendeurs à bas prix de vélos de montagne, chaînes stéréo, manteaux de cuir, etc., articles volés un peu partout dans la ville.  Quelques rares et minables magasins d'alimentation font voisiner boissons gazeuses, cirage à chaussure à haute teneur en alcool et vin chinois théoriquement destiné à la cuisson des aliments.

Au coin d'une rue, une équipe d'Hollywood tourne les scènes extérieures d'un film censé se dérouler dans un quartier défavorisé de New York.  Organismes humanitaires en tout genre, gouvernementaux ou non, sont présents un peu partout; mais ce qui domine totalement le paysage, ce sont les bars.  Ensemble, ils offrent 6000 places assises, de 60 % à 70 % de la capacité totale des bars de Vancouver!  C'est le terrain de jeu permanent de la faune locale comme de visiteurs mieux nantis venus s'encanailler.  Les hôtels délabrés, qui généralement abritent ces débits de boisson, comptent 7000 chambres, dénuées de tout confort, avec toilettes communes sur le palier.
Au sud-ouest de Main et Hastings, une ruelle puante sert de piquerie aux héroïnomanes, qui en émergent titubants, éblouis par la lumière soudaine, l'aiguille encore souvent plantée dans le bras. «Cela me rappelle les représentations de l'Enfer qu'on gravait au Moyen Age », me dit le policier en évitant d'un coup de volant les ordures qui s'amoncellent autour des poubelles débordantes.

En ce mercredi de juin, la chaleur est étouffante.  La foule, de plus en plus nombreuse, déambule, hébétée, sur les trottoirs de la rue Hastings.  Quelques personnes pirouettent au rythme d'une musique qu'ils sont seuls à entendre.  En fin d'après-midi, la voiture du sergent Harrison s'arrête à côté d'un homme aux cheveux blancs vêtu d'une chemise bleue déchirée et d'un pantalon blanc taché de traînées brunes aux fesses.  Il est en train de vomir violemment au coin d'une ruelle.  Avant que Harrison ait le temps de lui parler, l'homme aux yeux bleus injectés de sang hurle: «Toi aussi, va te faire foutre! » Le policier le regarde partir en titubant. «Ça n'a pas l'air trop grave », dit-il en haussant les épaules.

Un peu plus tard, dans un hôtel, Harrison trouve une souris qui, prisonnière, tente de s'échapper d'un évier.  Il ramasse un seau, s'en sert pour en retirer délicatement la petite bête et lui rend sa liberté.  C'est un cas rare à Skid Row: un problème facile à résoudre, le seul qui le fut de toute la journée!

Combinaison de sport en coton, sac à dos et souliers de course, la jeune femme qui traverse Main Street n'a pas l'air d'une candidate à la mort subite.  Elle se dirige pourtant vers un comptoir d'échange de seringues, en laisse tomber huit dans une boîte en plexiglas et attend patiemment que Greg, un jeune homme mince à la longue chevelure blonde, lui en remette autant de neuves.

Ce mercredi-là, Greg, ex-héroïnomane qui ne touche plus à la drogue depuis quatre ans, s'attend à distribuer 7500 seringues à 1200 «clients» (comparativement à 3000 seringues les jours ordinaires).  Subventionné par divers organismes gouvernementaux, le programme d'échange de seringues vise avant tout à prévenir la propagation du sida et de l'hépatite B: 5050 clients habituels y sont inscrits, mais, résidants ou visiteurs, on estime à 10 000 le nombre de personnes qui se piquent dans Skid Row.  Toutes ont également accès au service.  Pas de questions, pas de morale, juste un petit discours obligatoire sur la façon la plus sûre de se piquer.

On trouve aussi à Skid Row un service de soins à domicile, une équipe volante d'infirmières qui patrouillent les rues, des programmes pour femmes enceintes et autres cas particuliers.  Les gens y meurent quand même plus vite que partout ailleurs en Colombie-Britannique.  Des 200 cas annuels de mort par overdose à Vancouver, 150 ont lieu ici.

Le Dr Jeremy Etherington, chef de l'urgence à l'hôpital St. Paul, est prêt à toute éventualité chaque premier mercredi du mois.  Sa frustration est palpable. « C'est un gaspillage invraisemblable, dit-il.  Ce jour-là, les gens brûlent tout leur argent en alcool ou en drogue.  Après, on les récupère dans les soupes populaires et les centres d'accueil.  On veut sincèrement les aider, mais ça me rend malade de voir que ça ne sert à rien. »

Cette attitude suicidaire s'explique souvent par des traumatismes subis dans la petite enfance, explique le Dr Elizabeth Whynot, responsable de la santé publique dans le quartier. L’avenir l'inquiète encore plus. «La pauvreté et le stress sont en augmentation constante.  Nous préparons toute une génération de malades.  Ici, de 30 % à 40 % des femmes enceintes sont alcooliques ou droguées; de 60 % à 70 % des adolescents qui font le trottoir ont été victimes d'inceste.  Quant aux Indiens, il faudrait être aveugle pour ne pas comprendre ce qui leur est arrivé pendant les 40 dernières années. »

Le Dr Whynot craint que les réductions dans les programmes sociaux ne fassent qu'amplifier le problème: «Si, poussés par la peur, nous en venons à isoler ces gens derrière des murs de plus en plus hauts, nous en subirons les conséquences.  La criminalité montera en flèche, on ne pourra plus marcher dans le centre-ville sans enjamber des malheureux couchés dans la rue.  Allons-nous les regarder mourir sans broncher ? »

Cela pourrait bien arriver si la classe moyenne réussit à récupérer Skid Row et à en chasser les habitants actuels.

Vers minuit, deux voitures de police arrivent en trombe dans une ruelle, près d'un parc.  Sur le trottoir, une ambulance, deux gardes chargés de la sécurité et trois ivrognes, une femme et deux hommes.  L'un d'eux hurle en se tenant la jambe.  Son pantalon est taché de sang.  Les deux autres accusent les gardes d'avoir lâché leur chien sur eux. L’histoire, confuse, finit par se préciser: ils se sont introduits dans un parc à la limite de Skid Row et les gardes, en voulant les chasser, ont perdu le contrôle du chien.

C'est un beau parc qui fait partie d'un ensemble résidentiel en construction sur les terrains de l'Exposition universelle de 1986, juste au sud de Skid Row.  Laissé sans surveillance, il serait rapidement envahi par les drogués et les paumés du coin, leurs bouteilles vides et leurs seringues.  La Ville a donc loué les gardes et le chien pour empêcher cette faune d'occuper ce nouveau quartier plus aisé, signe que l'étau se resserre autour de Skid Row.
Au début du siècle, Skid Row formait le centre-ville de Vancouver, comme en témoignent encore quelques façades élégantes.  Le nom du quartier date d'ailleurs de cette époque et vient de l'ancienne papeterie, où l'on faisait glisser (skidding) les billots.  La vie y était déjà mouvementée: lieu de rassemblement des immigrants et des travailleurs saisonniers, Skid Row comptait une myriade d'hôtels bon marché, de prostituées et les seuls débits de boisson autorisés à Vancouver.  Avec le temps, les habitants plus à l'aise se sont déplacés vers l'ouest, bientôt suivis par la majorité des commerçants.  Les pauvres et les bars sont restés.  Le seul grand magasin encore présent, Woodward's, a finalement fermé au début des années 90.

Expo 86 a ajouté au bouleversement.  Dans l'espoir futile d'attirer les touristes, les hôtels ont expulsé leur clientèle habituelle, des hommes âgés pour la plupart.  L'événement terminé, ils ont été envahis par une population beaucoup moins tranquille de consommateurs et de vendeurs de drogue.

Paradoxalement, malgré l'augmentation de la violence, l'embourgeoisement de Skid Row semble inexorable.  Le prix des maisons n'ayant cessé de grimper à Vancouver au cours de la dernière décennie, les plus démunis de la classe moyenne ont commencé à s'installer tout autour du quartier.  Cela fait peur à John Turvey.  Héroïnomane à l'adolescence, Turvey est maintenant responsable d'un budget de 7,5 millions de dollars et de 30 employés, et il gère entre autres le programme d'échange de seringues.

Pour certains, il faut conserver Skid Row tel quel, préserver ce refuge, même imparfait, pour tous ces gens qui ont touché le fond.  D'autres disent c'est la position officielle de la Ville qu'il y a moyen de construire des logements à loyer modique près des nouveaux condos. «Nous ne voulons pas bâtir de ghettos à Vancouver», dit le maire, Phillip Owen.

Entre les deux, il y a la Downtown East Side Residents Association, qui fournit assistance juridique et autres services sociaux, officiels ou non, aux habitants du quartier.  Elle a contribué à construire ou à rénover divers ensembles résidentiels et elle en administre plusieurs.  On trouve parmi ses membres aussi bien des drogués, des alcooliques et des personnes handicapées que quelques familles ou individus qui ont choisi de vivre à Skid Row.  C'est le cas de la directrice de l'organisme, Barb Daniel, qui habite avec ses enfants dans la coopérative d'habitation Four Sisters, à quelques pas du comptoir où se fait l'échange de seringues.  Elle dit bien connaître le quartier et ses habitants et se sentir plus en sécurité dans ses rues grouillantes que dans d'autres coins de Vancouver, plus riches mais plus isolés.  Reste que Four Sisters fait figure d'îlot assiégé.  Les bâtiments, récemment repeints, entourant un jardin impeccable, sont protégés par de hautes grilles de fer.  On y pénètre par une allée fermée d'une solide barrière en treillis métallique, la seule allée protégée de toute la ville.

Ralph Buckley dirige la Strathcona Mental Health Team, qui prend soin d'environ 730 personnes atteintes de schizophrénie ou d'autres graves problèmes mentaux.  Il souligne que tous les comportements sont tolérés à Skid Row, ce qui rend la vie plus facile à ses protégés: «Pour des gens au bout du rouleau, c'est une communauté très valable. » Comme beaucoup d'autres, il craint l'arrivée des yuppies. «Le choc est prévisible.  Ils vont vouloir vider les rues de tout ce qui risque d'effrayer leur famille.  Certains malades, même s'ils ne sont pas violents, ont une allure étrange.  De quoi faire peur à un enfant de deux ans. »

À l'an le de Main et Hastings, à l'entrée d'une ancienne banque, deux Indiens passent du soleil à l'ombre de ses colonnes. À l'intérieur, dans l'immense hall presque vide, le gouvernement de la Colombie-Britannique se prépare à ouvrir une banque nouveau genre, pour les habitants de Skid Row.  Four Corners Community Savings ouvrira des comptes aux prestataires de l'aide sociale sans papiers d'identité, qui sont refusés par les autres institutions bancaires.  Ils pourront y encaisser leurs chèques sans payer de commission, comme ils doivent le faire dans les boutiques d'escompte.
Il existe quelques projets de création d'emplois et de formation de la main-d'oeuvre, mais le secteur primaire de Skid Row est l'aide sociale.  Les quatre bureaux du quartier ont ceci de particulier que la majorité des prestataires viennent y chercher leur chèque en personne au lieu de l'attendre par courrier.  Ils sont près de 8000 à se présenter chaque Mercredi du BS.  Célibataires, ils ont droit à 546 dollars: 325 dollars pour se loger et le reste pour tous leurs autres besoins.  Près des trois quarts sont des hommes de plus de 35 ans qui, pour la plupart, n'ont pas terminé leur secondaire.  Dans le meilleur des cas, ils ne peuvent occuper que des emplois ne demandant aucune qualification.

On est ici dans la capitale canadienne de l'aide sociale.  Un véritable cercle vicieux.  Il existe en effet tellement d'organismes de soutien à Skid Row que les gens dans le besoin viennent de partout s'y réfugier.  Comme le dit l'inspecteur Bob Taylor, qui supervise la majorité des ressources policières du quartier: «Nous portons le poids de tous les déshérités de l'ouest du Canada. »

On est maintenant samedi soir et la fête tire à sa fin. L’ordinateur de Taylor indique que, sur les 23 voitures de patrouille en service dans le quartier, 21 répondent à un appel dans le secteur des rues Main et Hastings, qui, si petit soit-il, absorbe une part disproportionnée du budget de la police de Vancouver.  Seize policiers à pied ou à vélo sont également en service.

Toute la nuit, Taylor et ses agents feront le tour des rues et des ruelles, à rechercher les adolescentes qui se prostituent, à ramasser les ivrognes ou les drogués qui ne tiennent plus debout, à intervenir d'urgence en cas d'overdose.

Vers 1 h, la voiture de police bleu foncé s'arrête près d'un trottoir où un couple, jambes entrelacées, est couché, immobile.  Taylor descend et se penche sur eux.  La femme balbutie une histoire confuse de chauffeur de taxi qui n'a pas voulu les prendre. L’homme, lui, ne bouge pas.  Taylor avertit la femme qu'il va devoir appeler un car de police pour ramasser son compagnon.  Affolée, elle frappe l'homme à coups de sac à main en hurlant: « Lève-toi, gros tas de merde! » Elle a peur que Taylor lui enlève son seul soutien. «Je suis enceinte, maudit.  J'ai besoin de lui. » L’homme finit par se retourner et tente de la frapper.  La bagarre dure une minute, puis il aperçoit le policier, se lève et se dirige vers lui en titubant, les poings levés.  Impassible, Taylor lui lance un jet de poivre au visage.  Les yeux larmoyants, l'homme s'éloigne en vacillant, la femme accrochée à son épaule, son gros ventre projeté en avant comme un présage.
 
 
Les commerces

sont à l'image des 

résidants: prêteurs

sur gages, boutiques

d'escompte, bars et

revendeurs d'articles

en tout genre

Ce témoignage, paru dans le Financial Post Magazine, a été traduit par Martine Demange.

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